Il y a un bouquin de runes ouvert sur la table, presque oublié. Une chose rare, Ljubljana n'a jamais vraiment montré d'intérêt dans l'ancienne écriture nordique, n'est même pas assez haut dans le classement pour prétendre à cette matière, pourtant ce dimanche après-midi l'a trouvée à bûcher sur un bouquin qui lui file déjà un affreux mal de crâne. Elle est novice dans ce domaine de la magie, n'y comprend pour le moment pas grand chose, mais elle se montre curieuse, assez pour ouvrir un dictionnaire et tracer du bout de l'ongle l'encre délavée qui offre à ses yeux les runes si chères aux pays nordiques. Elle a les traits tirés et la mine sombre, tellement éloignée de ses sourires solaires habituels, mais l'ambiance s'y prête. Encore des disparitions, encore des secrets, encore des blessés. C'est silencieux, dans les couloirs, les conversations chuchotées, les rires se font rares. Jana se rend compte qu'elle fixe la même page depuis une bonne dizaines de minutes et décide de refermer le bouquin avec un soupir presque sonore dans l'ambiance studieuse de la bibliothèque.
Heureusement, elle entraperçoit la silhouette chevelue de Pollux. Elle hésite, un instant, finit par lever une main pour attirer son attention et l'amener vers elle. Elle l'apprécie, l'Américain, avec son humour et son agressivité surprenante, mais elle ne l'a pas beaucoup vu ces derniers temps. Elle sait qu'il a fait un séjour à l'infirmerie, est allée le voir une ou deux fois, entre deux cours, histoire de lui tenir compagnie et lui apporter matière à lire. « T'as une sale tronche, » qu'elle lui dit en guise de bonjour, les sourcils froncés, l'air déjà inquiète. Mais ça ne l'étonne pas beaucoup. Ca ne fait qu'une semaine qu'il est sorti de l'infirmerie, toujours en sale état à son propre avis. La convocation générale pour parler du cas de Meryt-Neith n'a pas arrangé les choses, sans oublier les paroles de Nobunaga, prêt à dévoiler des informations contenues dans un dossier qui se veut pourtant secret. Elle aimerait bien oublier ce qu'elle a entendu ce jour-là, Ljubljana. Elle soupire, juste un peu, se permet d'attraper sa main pour la serrer entre les siennes, l'espace de quelques secondes. « Ca va aller ? »
Moscou. Le surnom la ferait grogner en temps normal, mais dans la bouche de Pollux il la fait juste sourire, la rassure un peu même. S'il est encore capable de l'appeler Moscou, plutôt que l'habituel Jana, c'est que tout peut encore aller bien, pas vrai ? La blonde finit par se glisser dans une chaise à côté de lui, jette un oeil presque désintéressé au manuel de runes avancées qu'il était en train de lire. « Du mal à dormir. Mais c'est pas moi qui suis sortie de l'infirmerie la semaine dernière. » Sans parler des chocs émotionnels qu'ils ont tous subis, coup sur coup, mais Pollux surtout. La soudaine résurrection de Sherry n'a laissé personne indifférent, mais elle s'inquiète pour l'Américain plus que pour le reste de l'école.
Il n'en parle pas, cependant, alors elle décide de taire le sujet aussi. Elle suppose qu'il évoquera l'Anglais uniquement s'il le veut. Il préfère grogner après Nobunaga, un sujet qui lui arrache une grimace. « Il est allé trop loin avec toi. On nous rabâche que notre réelle identité doit rester secrète à tout prix... » Ljubljana laisse sa voix s'éteindre, pleine de rancoeur et d'amertume. Pollux a de meilleures raisons d'être furieux contre l'asiatique, en tant que premier concerné, pourtant c'est elle qui s'offusque. Ses ongles tapent un rythme nerveux sur la couverture du tome de runes dans lequel elle était elle-même plongée, ses sourcils froncés forment une ride inhabituelle sur son front.
Elle ne fait pas de cas de la remarque de Pollux sur son état — elle sait qu'elle a une sale tête, elle s'est vue dans le miroir ce matin. D'habitude tirée plus ou moins à quatre épingles, elle a laissé tomber ses habituelles chemises repassées pour un pull et un jean élimé, et ses cheveux ramassés à la hâte en queue de cheval ont tendance à échapper à son élastique. Elle retournerait bien au fond de son lit pour une sieste qui la requinquerait un minimum, mais elle sait que son cerveau ne la laissera pas dormir si facilement. Trop d'équations à plusieurs inconnues qu'elle doit résoudre, pour le moment. Jana frotte ses côtes machinalement du plat de la main, sursaute quand les doigts de Pollux rentrent dans son champ de vision.
Elle a encore laissé ses pensées s'égarer.
« Ah... » La question la déstabilise l'espace d'une seconde. Ljubljana hésite, finit par hausser les épaules avec un sourire qui est une pâle copie de ce qu'elle offre habituellement. « Appelle ça de la curiosité mal placée, peut-être. Je doute avoir un jour la possibilité d'assister à un de ces cours, mais je voulais un truc pour m'aérer la tête. » Drôle de choix. L'étude des runes est une branche compliquée de la magie, rigide et implacable. Pas quelque chose qu'on choisirait comme hobby. « Mais je savais pas qu'Odessa s'y intéressait aussi, tu vois. Tu m'apprends quelque chose. » Mensonge ou vérité ?
Le haussement d’épaules lui arrache un soupir qui serait presque trop sonore pour ce lieu dédié à l’étude et à la concentration, mais pour une fois qu’ils se voient, elle espère que personne ne viendra râler. Ce n’est pas comme s’il y avait foule de toute façon ; la plupart des tables ont été désertées, les livres abandonnés sur leurs étagères, et l’alcôve dans laquelle ils sont assis est relativement éloignée des oreilles indiscrètes. Même s’il ne faut jamais vraiment se croire seuls.
Toujours rester sur ses gardes. Vigilance constante, certains diraient.
Pollux essaie de la rassurer. La pique envers le directeur asiatique arrache un sourire à l’ingénue, quoi qu’il disparaît rapidement, remplacé par la mine songeuse et renfrognée de ses mauvais jours. « C’est une philosophie plutôt bonne, je suppose. Je sais pas trop si c’est applicable au quotidien ici, mais… » Toujours bon à garder dans un coin de la tête. « N’empêche qu’il est allé trop loin. » Elle reste furieuse pour le compte de Pollux, lui qui semble étrangement calme, toute ire finalement retombée. C’est Jana qui reste en colère finalement, en colère d’avoir accordé une confiance relative à un vieux con vindicatif qui n’a rien de mieux à faire que de cracher des mensonges, au mieux, ou balancer des informations censées rester secrètes au pire.
Mais voilà qu’il s’intéresse au bouquin qu’elle a dans les bras, qu’il s’étonne de la voir étudier les runes alors qu’elle n’est pas dans le haut du classement et qu’elle n’y arrivera sans doute jamais. Elle n’aime pas mentir, Ljubljana, préférerait cracher tout ce qu’elle a sur le coeur mais elle préfère ne rien risquer. Alors elle détourne la tête et hausse les épaules, prétend une curiosité qui, quoique réelle, n’a jamais vraiment été assez pour lui faire ouvrir un dictionnaire avant ce jour.
Il n’en croit pas un mot. Elle peut le voir sur son visage, et elle s’inquiète un instant qu’il cherche à creuser le sujet, à en savoir plus. Elle s’inquiète parce que s’il pousse, elle risque de craquer et c’est la pire idée qui puisse lui passer par la tête. Mais non — il change de sujet, désintéressé des cachotteries slaves, et le soulagement détend ses épaules de façon bien visible. Jana laisse sa tête retomber sur la couverture de son bouquin, les longues mèches blondes dégoulinent partout, empiéteraient presque sur l’espace de travail de Pollux. « J’aime pas les potions de sommeil, non… J’ai déjà essayé mais elles me laissent complètement groggy le lendemain matin, pire qu’une gueule de bois. » Elle se frotte les yeux, retient (difficilement) un bâillement. Elle irait bien se coucher mais c’est le meilleur moyen pour qu’elle décale entièrement son rythme circadien. « Valériane… Tu crois qu’ils en font pousser aux serres ? Tu la prends en infusion, non ? »
Des plantes. C’est bien, comme sujet. Sans danger.